Citation:
Full Text
Que faire face à un mur ?
L’observer ? S’il est imposant, le contempler ? S’il présente des aspérités, l’escalader ? Sinon, le grimper, le monter ? Sans force physique, pas la peine de s’y risquer. Dans certaines cultures, on s’y accote, on s’y adosse pour passer le temps. Dans d’autres, on y peint, on y tague pour s’exprimer ; un autre mode d’expression consistant à l’orner de fils barbelés. Pourrait-on le détruire ? Est-il au moins possible de l’abimer, de le détériorer ? Serait-il plus simple de le contourner ? Difficile de contourner une muraille…
Après tout, pourquoi ne pas en construire un autre ? Trois autres ? Entre quatre murs, on peut bien s’établir et trouver son refuge. À l’inverse, on peut aussi être privé de sa liberté. Le mur, cet obstacle, deviendrait ainsi une protection et vice versa ; l’intérieur n’est pas toujours une sécurité et l’inquiétude de l’extérieur est rarement justifiée. D’un côté ou de l’autre d’un mur, il peut y avoir du « menaçant ». Cette ambivalence réelle du mur fut admirablement décrite dans la nouvelle La Peur de Stefan Zweig ; le film Pink Floyd : The Wall, chef-d’œuvre d’Alan Parker et de Roger Waters, a magnifiquement dépeint la fécondité du concept ; dernièrement, l’excellent article d’Isabelle Louguet, pour la revue « La Chaîne d’Union », en démontre les possibilités quasi-infinies.
Face à un mur, il n’y a pas de dialogue. On ne peut le raisonner, pas de négociations possibles, pas de compromis. Pour peu qu’il soit massif et bien droit, il n’acceptera pas l’échange, c’est un non définitif, c’est un sens interdit. Et même s’il faudra un peu plus de force, moins d’habileté, mais surtout moins de patience pour le détruire que pour le construire, fait, défait ou à faire, le mur est bien présent, il n’est peut-être pas encombrant mais occupe et défend son espace avec ténacité. La force, en tant que valeur, est associée au mur. Fort comme un mur, impartial, incorruptible, intransigeant, une vraie muraille ! Les sept murailles dont parle Dante au chant IV de sa Divine comédie représentent les sept vertus[1].
Le mur, en tant qu’ouvrage de maçonnerie, est le témoignage du progrès humain. Il est le concept fondamental, le concept incontournable, en architecture et en urbanisme. Les grandes civilisations se sont toutes bâties au sein de murailles, remparts, enceintes, forteresses… Les dieux, tout-puissants qu’ils sont, bâtissent des murs. Poséidon et Apollon ont érigé la légendaire muraille de Troie. Les hommes, quant à eux, dressent quelques menus murets tels que : le Mur de Fer en Palestine, le Mur de la Paix en Irlande ou encore le Mur de Nicosie à Chypre, toujours la même fonction de séparer, d’empêcher l’assaut des barbares. Le Mur de Glace qui garde la frontière Nord, repoussant ainsi l’invasion des sauvages dans A Game of Thrones, c’est précisément la Grande Muraille de Chine, qui remplit les mêmes fonctions.
Jacques Brel, Georges Brassens et Léo Ferré avaient parlé de ce mur dans leur unique entretien commun. Brel voulait construire d’autres murs pour faire sa petite maison, son habitat, son atmosphère. Brassens voulait réfléchir devant ce mur, prendre son temps et imaginer ce qu’il pouvait y avoir derrière. Léo Ferré méditait les possibilités. Johnny, le personnage de Mike Leigh dans Naked, s’est frappé la tête contre tous ces murs : muraille de Chine, mur de Berlin, mur des Lamentations. Kateb Yacine, dans Nedjma, de la bouche de Lakhdar, parlait de ce mur oppressif : Mère, le mur est haut ! (p.119). Mais en même temps, pour Zweig, ce mur nous défend contre tout tourment (p.32). Dans la nouvelle Le Mur de Sartre, il est question de trois condamnés face à un peloton d’exécution. L’oppression d’une part, la sécurité de l’autre et la mort pour finir.
Dans l’imaginaire collectif, un mur est surtout un obstacle, mais dans l’immensité de l’infini littéraire, il peut être n’importe quoi, recevoir toutes les interprétations ; s’imbiber de culture car tapissés de livres (Adimi, p.31), se transformer en une mère indépassable (Pink Floyd : The Wall), écouter le murmure de l’Histoire contée en Légende des siècles, participer à la défaite d’un peuple, à son triomphe, ou à sa consécration. Face aux murs hauts et difficiles à gravir (Shakespeare, p.43) dont parlait Juliette, Roméo prétendait que, sur les ailes légères de l’amour (Ibid.), il pouvait les escalader. L’amour ne voit point d’obstacle, car il ne voit pas. Dostoïevski, qui a sévèrement souffert l’expérience de l’isolement, raconte du fond de son Souterrain qu’au pied du mur, certaines personnes se calment, c’est une solution décisive et définitive, quelque chose même de mystique (Dostoïevski, p.186). Pour ce forçat repenti, un mur est une impossibilité qui apaise tout de suite, car il n’y a pas de débat. C’est le refus catégorique.
En même temps qu’il paraît souvent indépassable, il est en réalité un perpétuel dépassement. Dépasser le mur du son, dépasser les six mètres vingt à la perche, voir le mur de l’endoctrinement via les médias, refuser la mise en scène de soi sur les murs des réseaux sociaux, résister au mur du Marathon ; autant d’exemples qui montrent que l’homme est fait pour dépasser, surpasser, abattre les murs. Et juste après, ne pouvant s’en passer, échouant à réfléchir dans le vide, il en construit immédiatement d’autres. Même si tous ces murs le plongent dans un labyrinthe d’incompréhension, il en a besoin. Si commun, si familier, si proche de l’insignifiant au point de tout pouvoir signifier, le mur - n’importe lequel, pourvu qu’il existe - recèle une puissance symbolique considérable.
Le colloque Face aux murs !... invite tous les chercheurs à réfléchir sur ce concept peu étudié, mais ô combien fécond ! Nous attendons vos propositions en matière de littérature : mythologie, théâtre, roman, poésie, épopée, conte, nouvelle, essai… Evgueni Zamiatine (Nous autres), Aldous Huxley (Le Meilleur des Mondes), Stephen King (Dôme, par exemple) ou encore George Orwell (1984). Au cinéma : Julian Roman Pölsler (Le Mur invisible), Mike Leigh (Naked), Alan Parker (Pink Floyd : The Wall) et tant d’autres méritent le détour. En architecture, en arts plastiques, en philosophie, voire, en sciences humaines et sociales, toute proposition concernant le mur comme objet, comme symbole ou comme concept, sera la bienvenue.
Bibliographie :
Livres :
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, Paris, éd. Seuil, 2017.
DANTE, Alighieri, La Divine comédie (1320), Trad. Louis Ratisbonne, Paris, Michel Lévy Frères éditeurs, 1870.
DOSTOÏEVSKI, Fiodor Mikhaïlovitch, L’esprit souterrain (1864), Trad. E. Halpérine et Ch. Morice, edition électronique libre de droits, BeQ.
KATEB, Yacine, Nedjma, Paris, Seuil, 1996.
MARTIN, George, Raymond, Richard, Le Trône de Fer. L’intégral, tome I, Paris, éd. J’ai lu, 2019.
SARTRE, Jean-Paul, Le Mur (nouvelles), Paris, Gallimard, 1966.
SHAKESPEARE, William, Roméo et Juliette (1595), Trad. François-Victor Hugo, texte libre de droits, édition du groupe « Ebooks libres et gratuits ».
ZAMIATINE, Evgueni, Nous, Trad. H. Henry, Actes Sud, 2017.
Articles :
CRISTIANI, François-René, « Trois hommes dans un salon », Rock n Folk, n°25, 01/02/1969. Entretien en ligne sur : https://www.lefigaro.fr/musique/2017/02/05/03006-20170205ARTFIG00003--tr... (Consulté le 14/09/2022).
LOUGUET, Isabelle. (2014). Le Mur comme symbole. La chaîne d'union, 69, 78-83. https://doi.org/10.3917/cdu.069.0078
Films :
Bleser, W., Kölmel, R., Svoboda, A. et Wagner, B. (producteurs), Julian Roman Pölsler (réalisateur et scénariste) d’après le roman éponyme de Marlen Haushofer. 2012.
Le Mur invisible : Coop99 Filmproduktion et Starhaus Filmproduktion.
Channing Williams, S. (producteur), Leigh, M. (réalisateur et scénariste). 1993. Naked : Thin Man Films, Film Four International, British Screen.
Marshall, A. (producteur), Parker, A. (réalisateur), Waters, R. (scénariste). 1982.
Pink Floyd : The Wall : Metro Goldwyn Mayer.
[1] Justice, force, tempérance, prudence, intelligence, sagesse et science.